Ce recueil d’articles est d’abord le résultat d’une rencontre. Des historiens et des archéologues ont interpelé des géographes en leur disant leur intérêt pour la théorie de l’espace et en leur proposant un dialogue avec leurs propres problématiques, visant à la fois à mieux comprendre des sociétés du passé et à construire une intelligence renouvelée des temporalités historiques. Pour les géographes concernés, ce fut un moment fort : ils ont découvert que leurs propositions théoriques pouvaient aussi faire sens dans des contextes très différents de ceux dans lesquels ils avaient forgé ces propositions.
En approfondissant les discussions dans le cadre d’un groupe relativement informel, qui s’est auto-désigné « Dulac » (en écho au Léman au bord duquel son premier séminaire s’était déroulé, en novembre 2011), chercheurs de l’espace et du temps comprirent que leur rencontre devait peu au hasard. Ils n’étaient pas n’importe quels historiens-archéologues et n’importe quels géographes. Chacun dans son domaine avait dû se construire aussi contre son propre milieu : contre le corporatisme disciplinaire, contre le rejet de la théorie et de l’épistémologie, contre le refus de l’innovation dans les concepts et dans les méthodes — contre toutes les paresses intellectuelles, en fait. Ils avaient en commun de chercher à désenclaver leurs recherches, à les relier à toutes celles, en sciences sociales, qui pouvaient donner du sens à leur démarche et pour lesquelles elles aussi, en retour, pouvaient faire sens.
La deuxième surprise fut une série de convergences plus précises portant sur la tension empirie/théorie. Ainsi les membres du groupe Dulac ont-ils rapidement compris que l’un des points qui les rapprochaient était qu’ils souhaitaient marquer plus clairement le concept d’« État » de sa relativité historique. Cela passait par une identification et une caractérisation de ce qu’on peut appeler le moment étatique. L’analyse des sociétés sans État ou à État faible possède, de fait, des points communs avec l’étude des sociétés contemporaines qui, d’une manière ou d’une autre, relativisent le rôle de l’État. Or l’espace peut servir de fil conducteur à cette ouverture conceptuelle. En effet, l’Occident médiéval, par exemple, a souvent été lu comme « préfiguration » de l’État territorial moderne. Cependant, si l’on regarde les fonctionnements concrets des dispositifs étatiques propres à cet espace-temps, on rencontre des logiques réticulaires qui y jouent un rôle fondamental. La géographie traditionnelle et l’historiographie courante ont eu tendance, chacune pour ses raisons, à s’empêcher de voir cette réalité pourtant évidente une fois qu’on se donne les moyens de la regarder. Le couple territoire/réseau opère alors comme une petite machine efficace. Les travaux contemporains conduisent en effet à dire que, contrairement à l’antienne étatiste ou ruraliste, le réseau est premier, quand le territoire doit être vu d’abord comme une utopie, un projet ou une technique, plus particulièrement mis en œuvre lors de la phase de la Modernité, qu’on pourrait presque considérer comme une parenthèse si ce n’était son poids massif dans les représentations contemporaines, à contresens des pratiques sociales. Ce qui est vrai pour les spatialités des puissants acteurs individuels d’aujourd’hui peut l’être aussi pour d’autres acteurs, d’avant et d’ailleurs, même si ces acteurs relèvent de la sphère étatique. Autrement dit, cette confrontation transhistorique permet de confirmer et de généraliser une dialectique territoire/réseau qu’on aurait pu croire uniquement contemporaine et seulement tendancielle.
Un autre domaine permit de profiter de la mise en relation de processus situés temporellement très loin les uns des autres pour approfondir un concept commun. Ainsi la description du phénomène urbain de l’Antiquité tardive au Moyen-Âge central, d’une part, dans le monde d’aujourd’hui, d’autre part, conduit à faire de la ville un cas spécifique de l’urbain et non son expression unique. Dans les sociétés contemporaines, le périurbain, l’hypo-urbain, l’infra-urbain, les campagnes déruralisées en général, sont clairement devenues des figures parmi d’autres de l’urbanité, y compris dans leurs particularités. De même, et pour des raisons en partie distinctes (c’est plus la faiblesse de la ville que le renforcement d’autres configurations qui joue alors), les débuts de l’urbanisation occidentale montrent une relativisation de l’objet « ville » par rapport à de multiples agencements à la fois incontestablement urbains et bien différents de l’expression canonique citadine.
Enfin, en traitant l’espace et le temps non comme des cadres neutres ou, à l’inverse, comme des choses en soi, mais comme des dimensions du réel social, les différents membres du groupe se sont rendu compte qu’ils partageaient la même démarche épistémologique. Celle-ci privilégie une approche dimensionnelle plutôt que substantielle et positionnelle : les mondes sociaux sont faits de l’entrecroisement de dimensions à la fois autonomes et indissociables. Aborder la société par l’espace est une de ces dimensions possibles : les divers agencements spatiaux expriment des questions sociales de fond qui dépassent largement leur seule matérialisation spatiale. Et cette approche donne des outils pour penser globalement l’intelligence du social, c’est-à-dire faire de la social theory, y compris la plus ambitieuse. Du coup, par son existence même, le groupe Dulac ouvre le chantier, au-delà de cette Traverse, d’un projet de mise en cohérence transdisciplinaire des savoirs contemporains sur les sociétés.
On lira donc dans ce dossier une première expression de cette convergence et de cette envie de construction commune. Gageons qu’il y en aura d’autres.